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4 février 2018 7 04 /02 /février /2018 12:04

Elle s’était perdue dans ce grand hôtel sur la Baltique. Elle avait rendez-vous avec Eugeniusz, Genek. Quand elle l’avait rencontré dans le bar de l’hôtel, il lui avait dit qu’elle ne pouvait pas se tromper, mais elle avait oublié ses explications. Il ne lui restait plus qu’à essayer toutes les portes du grand couloir du 2ème étage du Grand Hôtel de Sopot.

La première porte était gris clair, sans histoire, digne de ce grand hôtel qui avait eu ses heures de gloire entre les deux guerres, avant le communisme. Digne mais rébarbative. Elle colla son oreille contre la porte mais n’entendit que le bruit de son rythme cardiaque. Elle se décida à l’ouvrir, elle ne lui résista pas, elle avança lentement la tête, un couloir avec une armoire sur la gauche, elle avança à pas feutrés et se trouva dans une grande chambre carrée, personne dans la pièce, un grand lit de bois clair recouvert d’un couvre-lit de coton d’un blanc immaculé, un fauteuil crapaud recouvert d’un chintz à grosses fleurs d’un vert et jaune délavé, une petite table, une vilaine télévision des années 80. Elle n’imaginait pas Genek dans cette pièce, impossible !

 

Elle sortit et se retrouva dans le couloir dont le plancher était recouvert d’une vieille moquette qui fut grise en des temps plus glorieux et elle se dirigea vers la porte suivante. Elle était peinte d’un gris à peine plus foncé. Mais encore une fois on ne pouvait deviner ce qui se cachait derrière la porte, aucun bruit, aucune odeur pour masquer celle du couloir qui avait été agrémenté d’une vague odeur de jasmin trop bon marché. Elle frappa, tendit l’oreille, pas de réponse. Elle ouvrit doucement la porte, elle entendit des bruits d’eau qui coule ; elle avança précautionneusement plus avant, le lit était en bataille, une valise grande ouverte débordait de linge féminin, un soutien-gorge noir, des collants résilles ; une robe rouge sang était jetée négligemment sur le fauteuil ; les bruits d’eau se faisaient plus précis. Une odeur de muguet manqua la faire éternuer. Décidemment pas un endroit où elle trouverait Genek.

La porte suivante était d’un gris encore plus prononcé, un gros chiffre orange occupait tout le haut de la porte : 33. Elle n’avait pas remarqué de chiffre sur les deux autres portes, bizarre, la poésie polonaise, pensa-t-elle. Elle frappa résolument. « Genek ? » Personne ne répondit à son appel. Elle poussa la porte, elle était beaucoup plus lourde que les deux autres. La chambre était dans la pénombre, la fenêtre ouverte laissait entendre le bruit du ressac de la Baltique. Elle était très différente des autres chambres, plus chaleureuse : les murs étaient peints en jaune tendre, les meubles peints en noir et le dessus-de-lit ainsi que le fauteuil crapaud étaient de velours vert anglais, le sol laissait apparaître un parquet de chêne au point de Hongrie ; sur un mur, un piano noir laissait voir ses touches ivoires et noires. Un homme assis sur une chaise lui tournait le dos, un journal largement étalé devant lui. Il semblait âgé, une abondante chevelure blanche lui tombait sur les épaules, et elle était pourtant certaine qu’il s’agissait d’un homme. Il portait un costume gris foncé et le col de sa chemise blanche se mêlait à ses cheveux. Il tourna imperceptiblement la tête vers elle, « il y a quelqu’un » dit-il d’une voix cassée. Elle s’enfuit en marmonnant une excuse.

 

La quatrième porte était d’un orange doux, plutôt couleur de pêche pensa-t-elle. Un gros chiffre barrait le haut de la porte : 35. Elle se dit qu’il y avait une certaine logique. Elle se demanda pourquoi elle avait eu l’idée saugrenue d’accepter de retrouver Genek dans sa chambre, mais elle se reprit car il le fallait. Elle ne prit même pas la peine de frapper et entra sans plus de précautions. Tant pis si elle dérangeait quelqu’un. La chambre était peinte du même orange que la porte, et les meubles disparates s’harmonisaient grâce à une peinture gris tourterelle. Elle chantonna : Genek, Genek, Genek en faisant des vocalises. La fenêtre grande ouverte laissait voir la mer à quelques mètres en contre-bas, grise comme le ciel, avec de grosses vagues déferlant sur le sable gris lui aussi. Décidemment, même la mer n’avait pas d’imagination. Le vent faisait bouger les voilages blancs de la pièce, une odeur de mer, de musc ambré, d’homme ; trop d’odeurs se mêlaient, s’emmêlaient, se répondaient, se contredisaient, et lui faisaient tourner la tête. Elle entendit une femme crier : « dobje, Andrzej » suivi de mots en polonais qui lui semblèrent incompréhensibles.

Elle ressortit et se dirigea vers la porte suivante, celle-ci ne portait d’autre indication qu’un petit L barré peint en noir sur du blanc sale montrant des traces de doigts. Elle l’ouvrir, et tomba nez à nez avec des balais, des seaux, des serpillères. Une forte odeur de crasse et de moisi lui sauta à la gorge. Elle referma la porte rapidement et passa à la suivante.

Bizarrement cette porte était peinte en rose tendre, un rose layette qui dénottait dans ce vieux palace, comme si quelque locataire éphémère avait choisi cette couleur pour sa convenance personnelle. Elle poussa la porte et failli s’étaler dans la chambre car cette porte n’avait pas la lourdeur des autres, mais était légère, une porte de pacotille. La moquette d’un brun démodé avec de larges fleurs d’un orange criard n’avait pas dû être changée depuis les années 70. Les murs reprenaient la couleur rose de la porte. Un lit de fer noir était poussé dans un angle et un gros fauteuil de cuir brun défoncé était occupé par une vieille dame chétive toute habillée de rose dont le corps se perdait dans les bras de ce grand fauteuil. Un vieux piano s’excusait presque de sa présence incongrue dans cette chambre aux couleurs de bonbon anglais. « Oh, excusez-moi, Madame ». Et la femme lui répondit dans un français approximatif mais charmant avec son accent chantant, « entrez, entrez, et vous raconter moi jolies histoires ». Mais son rendez-vous avec Genek ne lui permettait pas de s’attarder plus avant.

Elle se demanda si elle allait ouvrir cette porte, la septième : elle en avait assez de cette pérégrination dans ce couloir. Allez, la dernière, se dit-elle, et pourtant elle savait qu’il fallait absolument qu’elle honore son rendez-vous avec Genek, c’était trop important. Cette porte était bleu moyen, un peu sale, le chiffre 43 inscrit dans le haut se répétait tout le long.  A travers la porte, elle entendit un son de piano, en prêtant l’oreille elle devina un nocturne de Chopin. Elle s’abima dans son écoute. Le pianiste était vraiment doué, elle s’en rendait compte même à travers la porte, elle en oublia de respirer. Elle ne pouvait interrompre le musicien et attendit la fin du morceau pour s’aventurer dans la chambre. Un piano noir droit occupait un pan de mur et devant lui, était installé Genek. Il avait encore les mains levées au-dessus du clavier lorsqu’il se tourna vers la porte. Un sourire lui éclaira son visage sévère en temps ordinaire. Elle avança d’un pas hésitant, le trac, pensa-t-elle. « Entre, entre », lui dit-il joyeusement. « Viens t’assoir à côté de moi que l’on répète notre morceau, n’aie pas peur, viens ». Il lui tendit la main, elle la prit et s’assit à ses côtés. Après un bref regard vers lui, elle leva ses mains au-dessus du clavier et attaqua le morceau de musique avec sa détermination retrouvée. Elle était arrivée à bon port, et sa répétition avec ce grand artiste polonais lui permettrait, elle l’espérait, de remporter le prestigieux concours international.

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