Nouvelle écrite en tenant compte des cinq sens.
~~Kariam avance sur un sentier d’herbes foulées par de nombreux pieds et se dirige d’un pas lent vers ce qui lui semble être la direction de la mer. Elle ne l’entend pas, pas de ressac, pas de bruit qui enfle puis décroit. Est-elle dans la bonne direction ? En ce jour de printemps, personne pour la renseigner, alors, confiante, elle marche. Un bruit de coassement se fait de plus en plus fort jusqu’à devenir assourdissant, une véritable conversation de grenouilles emplit l’espace, elles se répondent, certaines donnent même l’impression d’être en colère ; de grands roseaux laissent apercevoir l’eau d’une grande mare ; un chêne qui n’a pas réussi à pousser en hauteur étend sa ramure au dessus de l’eau et ses jeunes feuilles forment un contraste saisissant avec le gris foncé du plan d’eau. Le bruit des grenouilles cède la place à celui d’une voiture qui passe à vitesse réduite. Kariam traverse la route et aperçoit la plage à travers les arbustes bien taillés qui hésitent à laisser pousser leurs jeunes feuilles d’un beau gris velouté.
Enfin la plage. Kariam ne s’est pas chaussée en conséquence et hésite à retourner pour y remédier. Malgré tout elle avance sur le sable mordoré qui n’a pas la finesse des plages de son enfance, et dont on devine la roche dont il est issu. Une série de bandes claires et foncées l’attire ; elle laisse de côté celles plus foncés formées d’écheveaux d’algues, et suit le liseré blanc composé de coquilles d’huitres blanchies par le va-et-vient de la mer qui, deux fois par jour, les roule, les emporte plus loin et les ramène inexorablement, encore plus blancs, encore plus lisses. Elle avance, se baisse, en ramasse un, le regarde attentivement et décide de l’enfouir dans la poche de son ciré rouge, un autre, après examen retourne vers ses frères sagement déposés sur le sable. De temps en temps, une étincelle verte la fait se courber une fois encore et elle cueille un morceau de verre roulé, usé, érodé par les vagues : il rejoindra sa collection. Ses poches deviennent lourdes de trésors.
Elle se décide alors à porter son regard sur les rochers se prélassant sous le ciel gris chargé de nuages compacts. Ils sont de la même teinte que le sable, un ton plus foncé et sont striés de larges bandes s’entrelaçant par endroit, leur gris foncé en passant par le violet pour arriver à l’indigo tranche sur la couleur de la roche. Ce sont des moules qui s’agrippent sur le rocher en attendant la marée qui va les mouiller à nouveau avant de se retirer une fois encore pour les laisser se reposer, attendant leur bain biquotidien. Certaines sont trop petites pour être consommées, et Kariam pense que ce serait dommage de cueillir les plus grosses.
Ici et là, dans une flaque d’eau nichée dans le creux d’une roche, une huitre a pris la même teinte dorée que la roche qui l’abrite et espère ainsi passer inaperçue des ambitieux qui auraient l’idée saugrenue de l’arracher à sa quiétude.
Bientôt, Kariam prend conscience qu’elle n’est pas seule sur la plage : un homme lance des instructions à une toute jeune fille qui tient un fil à la main, au-dessus d’elle, un cerf-volant blanc flotte, virevolte, tente de retrouver la terre, mais, obéissant aux injonctions de l’homme, la jeune fille, d’une main malhabile, le remet sur une trajectoire plus digne de son état.
Kariam les regarde quelques minutes, puis s’extrait à nouveau et enfin, elle ose regarder la mer dans les yeux : elle avait voulu se laisser surprendre et, à présent, peut l’admirer à loisir s’étalant devant elle majestueuse et royale, d’un vert jade par endroit, laissant la place plus loin à un vert mousse. Elle a toujours aimé ces nuances de vert lui rappelant les sculptures de la Chine antique ; pourtant, l’océan rend cette couleur plus animée, miroitante par endroits, plus intense ailleurs et plus près d’elle, presque transparente. La ligne d’horizon reste visible grâce au ciel gris clair au dessus d’elle et qui met naturellement la mer en valeur. Lorsque son regard se porte sur la droite, le vert tend à se fondre dans un gris mimant ainsi la couleur du ciel.
Kariam s’assied sur un rocher, son dos s’appuyant contre un autre formant un dossier. Elle s’emplit de la vision de cette immensité, ne sentant pas le vent piquant lui fouetter le visage, ne se rendant pas compte que ses mains se glacent de plus en plus, ne voyant pas la mer monter, les yeux rivés sur la ligne d’horizon agissant comme un aimant. Elle atteint son point de plénitude et le silence emplit son corps.
Le piaillement perçant d’une mouette traversant le ciel sort Kariam de son état, elle la suit des yeux et la voit se percher sur un rocher à quelques coudées d’elle, suivie bientôt de quelques compagnes, puis, sans crier gare, l’une d’elle s’envole en piaillant : tout d’abord quelques battements d’ailes, puis un vol majestueux où, étalant ses ailes pour se laisser glisser sur un couloir d’air, la fait ressembler à un grand planeur. Ses compagnes la suivent de près.
Kariam se retrouve seule avec uniquement le bruit des vagues frappant le rocher avec une régularité hypnotique, le vent siffle tranquillement et lui pince le visage, la faisant plisser les yeux. Elle est dans un autre monde fait de murmures, de piaillements, de bruits sourds, de frôlements d’ailes et de « schlum plach, schlum plach … » Elle pense à une symphonie de Dvorak. Pourquoi lui ? Elle ne veut pas le savoir. Elle fredonne une chanson sans parole, une mélodie qui lui vient intuitivement. Une mouette vient tourner au-dessus de sa tête comme pour mieux écouter ce chant d’humain, inoffensif, agréable, formant un tout cohérent avec la nature environnante, puis elle s’éloigne dans un claquement d’aile, finalement indifférente.
Dans le ciel maintenant vide, retentit un cri strident, sourd, elle ne sait, qui la sort de sa béatitude : un cormoran noir et fier vient de se poser sur un rocher au loin. Elle se lève, regarde autour d’elle, et monte sur le haut de son rocher ; il est cerné par les eaux, les vagues ont enflé et leur assaut est maintenant assourdissant.
Tournant résolument le dos à la mer, elle fait quelques pas et s’arrête indécise. Elle se sent ridicule de s’être laissé piéger par la réalité des éléments, comme si elle s’était immergée dans un livre de contes où l’auteur mène l’histoire à sa guise. Ancrée dans le présent, Kariam évalue les risques : pourra-t-elle regagner la plage sans risquer sa vie ?
Au loin elle voit la meneuse de cerf-volant et son mentor. Elle fait de grands moulinets avec ses bras dans l’espoir que le rouge de son ciré attirera leur attention. Elle crie : « Hou Hou ! Ohé Ohé ! Eho Eho ! Hep Hep ! » Bientôt suivi d’un « Help Help ! » angoissé. Les mouettes tourbillonnent au-dessus de sa tête, leurs cris couvrant les siens. Ses appels lui semblent bien dérisoires. Elle enlève alors son ciré et l’empoignant par une manche le fait tourbillonner au-dessus de sa tête en grands moulinets faisant des waoufs assourdis et pour faire bonne mesure, elle crie en même temps « Ohé Ohé ! »
L’homme se fige, lève son regard vers elle et lui fait un grand geste du bras, le cerf-volant en profite pour descendre en piqué et se ficher dans le sable. La jeune fille se retourne et lui fait face. Kariam devine les cris de l’homme qui court vers elle, il s’arrête à la lisière des vaguelettes et, mettant ses mains en cornet autour de sa bouche, lui crie ce qui lui semble des ordres, le vent lui apporte quelques syllabes : «…ci ……….dez……….ve………. »
Elle enfile son ciré et avance sur le rocher qui descend doucement en direction de la plage. Arrivée à la lisière de l’eau, elle perçoit mieux ce que l’homme lui crie inlassablement : « Par ici, descendez vers la droite et venez tout droit vers moi ! » Elle lui crie : « OK, merci ! » puis elle s’assoit, enlève ses bottines de daim, ses chaussettes noires qu’elle cale dans ses chaussures, hésite un instant et se débarrasse de son jean dont elle enveloppe ses chaussures, fait un nœud et lance ce ballot sur son épaule droite.
Elle se dirige vers la droite du rocher et glisse lentement un pied dans l’eau. Un cri de surprise lui échappe : l’eau est glaciale. Elle n’a pourtant pas le choix, alors l’autre pied suit, elle descend avec précaution jusqu’au sable, elle a de l’eau à mi-cuisse. Tout en descendant, elle ne peut s’empêcher de pousser de petits cris. L’homme en face d’elle l’encourage en riant et elle n’hésite pas à rire avec lui. Elle court comme elle peut dans l’eau : « splash, splash, hi hi, ha ha, ho ho, splash, splash ».
Elle se trouve bientôt en face de l’homme qui, riant à gorges déployées, lui ouvre les bras en un geste en même temps accueillant et réconfortant. Sans réfléchir, elle s’y précipite en riant. Il referme les bras en une étreinte. Ils se taisent. Plus loin, la jeune fille qui se dirigeait vers eux stoppe net. Leur rire s’est éteint, plus de bruit dans leur tête, juste deux iris qui se cherchent et se posent. Les regards se quittent, Kariam ne peut s’empêcher de humer l’odeur de l’homme, un mélange de fragrances de noisette, de vent et d’un autre élément qu’elle n’arrive pas à définir. Elle se dégage lentement. Il se penche vers elle et lui murmure au creux de l’oreille : « Demain. Ici. 18 heures ». Elle acquiesce lentement.
Après avoir enfilé son pantalon, elle prend appui sur le bras que l’homme lui tend et met ses chaussettes et ses bottines, puis elle prend le chemin de retour vers la maison qu’elle a louée.
Elle tente de retrouver la fragrance de cet homme, il lui fait penser à celui de quelqu’un d’autre, un vieux souvenir, mais c’est là encore peine perdue. Toute à son effort de mémoire, elle ne prête plus d’attention à ce qui l’avait tant attirée sur son chemin de l’aller. Arrivée chez elle, elle se déchausse et se pose sur le canapé après avoir attrapé un livre, une histoire passionnante se passant en partie en Russie à l’époque du dernier tsar, et à Londres dans les années 80. Mais son livre lui tombe des mains, elle a toujours cette odeur en tête, impossible de se concentrer.
Elle se souvient d’une odeur de laine humide, l’homme portait un caban bleu marine. Cette dernière odeur la ramène immanquablement à la Bretagne de son enfance. Ce n’étaient pas des cabans à l’époque mais des kabigs, l’odeur était la même. Elle se souvient de ceux que son père lui achetait tous les ans : « les enfants grandissent si vite ! » avait-il coutume de dire, comme s’il cherchait une excuse pour lui faire plaisir. Une année bleu marine, la suivante rouge, une fois même il lui en avait acheté un orange, d’un orange très doux et si gai ; ils étaient si pratiques avec leur double poche sur le devant et sentaient bon la laine humide lorsqu’il bruinait, alors que leur intérieur restait toujours sec. Satisfaite, elle reprend sa lecture, mais repose son livre une minute après : « mais il y avait une autre odeur » ne peut-elle s’empêcher de murmurer. Demain elle le reverra, alors…
De son côté l’homme reprend le chemin de sa maison avec sa fille qui lui jette de temps à autre un regard interrogateur. Il n’y prête pas attention, il se remémore l’instant où cette femme s’est jetée dans ses bras si naturellement. Il se souvient de ses jambes nues émergeant de son gros pull marin bleu marine et de l’odeur de ses cheveux, un mélange de frais, de vanille et de … Il n’arrive pas à se remémorer l’autre élément : pomme ? Lavande ? Qu’importe ! Pourtant cette odeur s’est fichée dans ses narines, mais demain, il la reverra, alors…
Kariam reste ainsi, son livre posé sur les genoux, les yeux dans le vague, un doigt dans une mèche de cheveux. Elle s’est coiffée ce matin, comme d’habitude, mais son séjour sur le rocher, face à la mer, a fini de la décoiffer. Elle tournicote son index autour de sa mèche sans réfléchir, dans un sens, puis dans l’autre. La sensation sur son doigt pénètre jusqu’à son cerveau au repos : ils ne sont plus aussi doux et soyeux qu’après un long brossage, mais légèrement poisseux. En jouant avec ses cheveux, elle rêvasse et se souvient de sa joue sur la laine rêche du caban de l’homme, rêche mais pourtant doux … et accueillant, elle ne l’a effleuré que l’espace d’un instant et pourtant la sensation lui reste fortement ancrée.
Dans son demi-rêve, elle ressent ses jambes mouillées et froides, presque gelées contre le velours du pantalon de l’homme, les réchauffant devant alors que ses mollets et le creux de ses genoux étaient resté glacés. En se le remémorant, elle ressent cette impression de douce chaleur qui l’envahit, l’enveloppe, l’étreint et la berce jusqu’à l’endormissement.
L’homme pénètre dans sa maison et, après un petit signe de la main à sa fille comme pour lui signifier son congé, se dirige vers son bureau où il s’enfonce dans son vieux fauteuil club de cuir usé. Il prend sa pipe de bruyère qui repose sur le cendrier sur pied à côté de son fauteuil. Il avait trouvé ce pied solide posé sur un socle de pierre, sa tige agrémentée de cuivre rouge et de fer se terminant par une sorte de support prêt à accueillir un bol de barbier – c’est ce que le brocanteur lui avait dit – et l’avait complété avec un lourd cendrier de marbre vert foncé réconfortant et masculin. Il porte la pipe à la bouche sans même l’allumer : il aime son embout lisse et raide entre ses lèvres, le poids de la pipe l’obligeant à faire une lippe pour qu’elle ne tombe bas ; c’était la pipe de son frère ainé, mort depuis quelques années déjà, son seul lien avec lui, le seul objet qu’il ait voulu lorsque sa belle-sœur lui avait proposé un souvenir.
Il étale son grand corps dans l’enveloppe protectrice du cuir patiné, usé par l’usage intensif et par le temps qui passe, les jambes écartées, le regard dans le vague, il ne pense à rien, il est juste là, bien, très bien. Il caresse doucement les bras du fauteuil, la sensualité du vieux cuir lui sied et le renvoie à la femme au rocher, à ses jambes nues contre son pantalon, il se souvient comme sa propre chaleur s’était propagée jusqu’à elle, il se rappelle comment ses larges mains enserraient la taille de la femme à la perfection, il se souvient de la laine de son pull picotant ses paumes, il imagine la douceur de la peau de ses bras sous la laine rugueuse, et il se voit faire un va-et-vient en la frôlant légèrement comme il frôle à présent les bras de son fauteuil. Posant sa pipe sur son socle, un sourire aux lèvres, il s’endort.
Il est réveillé par l’appel de sa fille : « Papa, papa, j’ai fait le diner, viens manger ! » Alors il s’ébroue et immédiatement la sensation de la femme au rocher lui pénètre dans le corps. Il se lève et d’un pas léger se dirige vers la grande cuisine d’où une bonne odeur de crustacés s’échappe. Demain lui parait prometteur.
Le lendemain, Kariam est réveillée par le piaillement des oiseaux qui se sont donné rendez-vous sur le magnolia à fleurs blanches en forme d’étoiles non loin de sa chambre. Peinant à se rendormir, elle se lève et après avoir avalé le café dont elle ne peut se passer, sort par la porte de derrière qui lui permet d’atteindre plus vite le bord de la mer vers le lequel elle se dirige résolument. Elle s’est vêtue chaudement avec, cette fois-ci, des bottes pouvant résister au sable de la plage. Elle a encore le goût du café force 4, pur arabica avec un léger arome de caramel, elle aime ces deux goûts qui, mélangés, en engendrent un troisième : celui de la noisette.
Cela la replonge à ses 18 ans, alors qu’elle était monitrice de colonie de vacances en Dordogne. A son premier jour de congé, elle était partie en stop avec un moniteur qu’elle ne connaissait pas avant. Ils avaient déjeuné sur l’herbe face à la rivière qui, à cet endroit, s’enroulait en un cingle ; ils avaient découvert ensemble ce que le cuisinier leur avait fourni : une tomate, un morceau de poulet froid, une petite portion de Vache qui Rit et deux abricots bien murs. Ce n’était certes pas un festin, mais les produits avaient une vraie saveur, la tomate, juste relevée d’un peu de sel, laissait couler au fond de sa gorge son jus frais, en même temps sucré et légèrement acidulé, et mouillait ainsi le poulet qui aurait pu être trop sec sans elle. Quant à la Vache Qui Rit, elle sentait bon l’enfance dont elle ne se sentait pas si éloignée ; elle avait enlevé son emballage avec précaution pour ne pas abîmer l’image de la gentille vache aux boucles d’oreilles.
Leur déjeuner terminé, Camille, son copain d’escapade au prénom de fille pour elle mais pourtant bien masculin, lui avait suggéré d’aller prendre une boisson au village voisin. Sous une pergola agrémentée d’une treille, ils avaenit été servis d’une « noisette », liqueur onctueuse faite à partir d’un vin blanc et d’essence de noisette, une recette jalousement gardée, leur avait déclaré la vieille aubergiste au visage ridé comme une pomme oubliée trop longtemps dans la cave et qui semblait à peine tenir sur ses maigres jambes arquées, ses mains fripées tenant amoureusement sa bouteille ; c’est elle qui leur avait imposé ce nectar avec toute la sollicitude des personnes âgées qui, elles, savent mieux que vous ce dont vous avez besoin.
Tout en marchant d’un bon pas, elle sent encore sur sa langue la douceur de la liqueur au goût prononcé de la noisette, doux mais fort, emportant toutes les autres saveurs de son repas d’alors, et résistant au fil du temps à l’usure de l’oubli. Elle n’avait jamais revu Camille, alors instituteur dans une école communale, de quelques années son ainé.
Ses pas l’entrainent vers « sa » plage, la plage au rocher. Elle le voit au loin, tout entouré d’eau ; elle ne peut s’y poser, alors elle le regarde avec la nostalgie d’un souvenir agréable. Une image s’impose à elle, celle de l’homme courant vers elle, les bras largement ouverts, et elle sourit. A la fin de la journée, elle le reverra. Peut-être sera-t-elle déçue. Elle hausse imperceptiblement les épaules et retourne lentement vers sa maison. Elle se fera alors un vrai petit déjeuner, tartine grillée d’un bon pain de ménage avec une bonne couche de beurre aux cristaux de sel de Guérande.
L’homme ne dort plus. Il se lève sans bruit pour ne pas réveiller sa fille qui a besoin de plus de sommeil que lui, va se faire un café bien fort pour commencer sa journée. Le goût légèrement amer encore sur son palais, il sort après s’être chaudement couvert – les matins de ce mois d’avril sont encore très frais. Il se dirige vers la plage d’hier, mais résolument il change de direction, il ne veut pas spolier son souvenir émerveillé de la Dame au Rocher. Le nom avec lequel il la désigne lui fait penser à un tableau de Léonard de Vinci qu’il avait vu à Londres, une dizaine d’années auparavant : « La vierge au rocher », à moins que ce soit « Anne au Rocher ». Sa mémoire lui joue des tours, mais cela ne l’empêche pas d’idéaliser sa rencontre d’hier avec SA Dame au Rocher.
Une saveur s’impose immédiatement à lui : la noisette. Sa Dame au Rocher sentait la noisette. Un trait de son imagination ou un souvenir réel ? Il ne sait, mais cela le reporte irrémédiablement à sa jeunesse, aux colonies de vacances, à cette noisette goûtée dans ce bistrot sans prétention de Vitrac. Il y est repassé il y a quelques années, mais l’endroit n’existe plus, transformé à présent en une habitation qui lui avait parue bien banale.
Après une demi-heure de marche, il retourne vers sa maison où il se fait un petit déjeuner sérieux. En fin de journée, il ne manquera sous aucun prétexte son rendez-vous. L’homme se dirige vers la plage au rocher, il est en avance, trop impatient. Comment va être leur rencontre ? Un peu maladroite peut-être, ou sans intérêt. Bof ! Il verra bien.
Kariam, les mains dans les poches de son ciré rouge, avance d’un pas rapide, bien qu’elle soit en avance. Elle aperçoit l’homme qui lui tourne le dos, faisant face à la mer. Elle s’élance vers lui, elle court, il se retourne et, en signe d’une reconnaissance connue d’eux seuls, lui ouvre les bras. Elle s’y précipite. Ils s’étreignent en silence, leurs corps se souviennent. L’homme retrouve l’odeur de noisette qui l’avait hanté la veille et si propre à Sa Dame au Rocher. Il desserre son étreinte et, tenant Kariam par l’épaule : « La noisette, c’est bien la noisette ! »
Voyant l’air interrogateur de Sa Dame au Rocher, il poursuit :
- Cela me ramène très loin. Il y a une trentaine d’années, à Vitrac !
- Vitrac ? Vous êtes allé à Vitrac ? Et vous avez goûté cette merveilleuse liqueur de noisette du petit bar qui avançait en pointe, à deux pas de la Dordogne ?
- Euh… oui, oui, c’est ça ! Mais comment… ?
- C’était il y a une trentaine d’années, j’y étais aussi, ou plus exactement 28 ans. J’étais monitrice de colonie de vacances…
- A Grolejac !
- Oui, à Grolejac… c’était mon premier jour de congé. J’étais partie en congé avec un autre moniteur, Camille…
- Camille, oui, je me souviens de lui, il avait une barbe bien taillée, un collier, comme beaucoup d’enseignants de cette époque.
- Vous vous souvenez de Camille ? Attendez, j’y étais en juillet 1967.
- Moi aussi ! J’avais l’équipe des gars de 11 ans.
- Et moi des filles de 10.
- Kariam !
- Jérôme ! "
Ils s’étreignent à nouveau.
"- C’est amusant, Jérôme, moi aussi je t’ai associé à une odeur de noisette ! On peut se tutoyer ? - Evidemment. Sais-tu que j’étais un peu amoureux de toi à cette époque. Tu irradiais de gaité et d’énergie. Et tu étais si mignonne…
- Ah ! et je ne le suis plus ? Je sais, j’ai vieilli…
- Non, tu n’es plus mignonne, maintenant tu es belle.
- N’exagère pas tout de même ! J’ai une image de toi lorsque tu entrainais ton équipe vers le fond du parc en petites foulées, tu me semblais si mystérieux… Et je t’admirais de loin, tu me semblais inaccessible et j’étais si jeune, juste 18 ans."
Ils continuent à se raconter leurs souvenirs en marchant le long de la plage, se tenant la main, comme deux gamins. De temps en temps un rire clair fuse accompagné d’un grand éclat de rire plus fort. Ils ne voient pas le temps passer. Kariam commence une chanson de cette époque que Jérôme complète de sa voix de baryton ; justement Kariam adore ces voix profondes.
" - Kariam, je me suis toujours posé une question. D’où vient ce prénom que tu portes ?
- Kariam ? C’est toute une histoire, ce n’est qu’un surnom que je m’étais inventé car je n’aimais pas le prénom dont mes parents m’avaient affublé : Caroline ! Je le jugeais désuet, je trouvais qu’il sonnait comme crinoline !"
Leurs pas les amènent à la maison de Kariam.
Puis le lendemain à celle de Jérôme.
Et le jour suivant…